Mon ami Rodolphe

Alors que je logeais, bien humble pensionnaire,

Au numéro vingt-trois de ce quartier ancien,

J’eus longtemps — grâce au ciel moins qu’au propriétaire —

Pour voisin de mansarde, un drôle de voisin.

 

Le garçon dont je parle était un grand phthisique,

Qui, pour les sottes gens et les gens prévenus,

Passait, mal à propos, pour un être excentrique,

Ayant rapport avec les archanges cornus.

 

Mon pauvre ami Rodolphe avait pour habitude,

— Il tenait le scalpel de Balzac dans sa main —

De faire de lui-même un cabinet d’étude,

D’où ses yeux voyaient clair au fond du cœur humain.

 

Il recevait chez lui, mais en robe de chambre,

Artistement couché dans son fauteuil mouvant.

Le spleen le venait voir quelques fois en septembre,

Quand le ciel s’avisait de lui souffler du vent.

 

Avait-il, mon voisin, quelque peine secrète ?

Ses amis là-dessus ne savaient que penser.

Il vivait retiré comme un anachorète,

Retenant bien son cœur pour ne pas le blesser.

 

Oui, mon ami Rodolphe était un grand problème.

Le dernier jour de l’an (est-ce un rêve assez noir ?)

Il fermait bien sa porte et se jetait tout blême,

Dans son fauteuil gothique, en face d’un miroir.

 

Pendant une heure entière, il restait immobile,

Promenant ça et là son grand regard distrait ;

Mais quand minuit sonnait aux clochers de la ville,

Plus pâle que jamais Rodolphe se levait.

 

Sa lampe ne donnait qu’une faible lumière ;

Son chat dormait dans l’ombre en rond sur son divan.

Alors, plus pâle encore, il soulevait son verre,

Et portait dans la nuit un toast au nouvel an.

 

Shakespeare en eût fait quelque chose d’étrange.

Les bigots du quartier en faisaient un démon.

Était-il un démon ? — Passait-il pour un ange ?

Pour moi qui l’ai connu, je vous dirai que non.

 

Nous étions quatre amis ; — Rodolphe était des nôtres.

S’il vécut à la hâte, il mourut sans souci.

C’était un franc garçon ; son cœur était aux autres.

Les vieux qui l’ont soigné vous le diront aussi.

 

J’ai revu ces gens-là ; — la vieille était contente.

C’était un jour vêtu d’azur et de soleil.

Le vieux m’a fredonné — car le bonhomme chante —

L’air que mon pauvre ami chantait à son réveil.

 

Le chat est mort, je crois, sur le lit de son maître.

Le fauteuil de Rodolphe a l’air de s’ennuyer.

On a fermé sa chambre — on a clos la fenêtre,

Où les jours de tristesse il venait s’appuyer.

Une grande humanité se dégage de ce portrait de l’énigmatique Rodolphe dépeint à travers le prisme de différents observateurs.

1. Combien de syllabes composent les vers de ce poème et comment appelle-t-on ces vers ?

 

2. Le mot « cœur » apparait trois fois dans le poème, dans les strophes 3, 5 et 10, avec un sens différent à chacune de ses occurrences. Quelles nuances cette répétition apporte-t-elle dans notre perception du personnage ? Comment nous permet-elle de mieux saisir le caractère de Rodolphe ?

 

3. « Il recevait chez lui, mais en robe de chambre, / Artistement couché dans son fauteuil mouvant. »  L’esquisse du personnage dans ces deux vers est très picturale. Quels autres emprunts à la peinture pouvez-vous relever dans le poème ? Pensez-vous à un courant artistique, à un tableau ou à un peintre en particulier ?

 

4. Le poème fait référence à Balzac et à Shakespeare, clairement identifiés dans la troisième et dans la neuvième strophe. Mais un autre écrivain plane en arrière-fond : Charles Baudelaire qui, dans Les Fleurs du Mal, a chanté le « spleen » (auquel fait référence le troisième vers de la quatrième strophe). Quels points communs stylistiques et thématiques percevez-vous entre le poème « Spleen LXXVIII » de Baudelaire et le poème « Mon ami Rodolphe » ? En quoi le ton d’Eudore Évanturel est-il singulier ? 

 

5. En vous appuyant sur l’alternance de gaieté et de tristesse, de luminosité et d’inquiétude, émotions variant selon le point de vue des différentes personnes qui ont côtoyé Rodolphe, modulez les intonations pendant votre récitation et faites ressortir la richesse de ce portrait tout en nuances. Vous pouvez vous servir des rimes croisées à cet effet.

 

Activité d’écriture

Tel un peintre, effectuez le portrait poétique d’une personne dont vous souhaiteriez percer l’énigme. Variez les points de vue d’une strophe à l’autre. Vous pouvez reprendre la forme du poème « Mon ami Rodolphe » ou encore écrire en vers libres.

 

Liens utiles
Lecture du poème « Mon ami Rodolphe » par Yvon Jean :

 

Un article de François Ouellet à propos de l’auteur : « Eudore Évanturel, poète selon son cœur », Nuit blanche, 11 octobre 2018. 

Section « Pour aller plus loin » rédigée par
Référence bibliographique

Évanturel, Eudore, « Mon ami Rodolphe », Premières poésies, 1876-1878, Québec, Augustin Côté et Cie, 1878.

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